« Médias non conformes », la fausse route du ministère de la Communication (Par Moussa Ngom)

Ce texte expose un ensemble de raisons pour lesquelles la démarche adoptée par les autorités pour restructurer le secteur des médias est contraire aux engagements internationaux de l’État du Sénégal et, plus que tout, contre-productive.

Commençons par dire que la logique proclamée de strict respect de la loi n’a pas été -poursuivie jusqu’au bout. Le décret d’application de 2021, sur les avantages et obligations attachés au statut d’entreprises de presse, établit expressément que les entreprises doivent « être à jour de leurs obligations administratives, sociales et fiscales ». L’application de ce critère cumulatif aurait entraîné des conséquences bien prévisibles sur le nombre et les noms des médias dits « reconnus » communiqués dernièrement.

Pour publier une liste finale de médias « conformes », l’autorité a donc fait des concessions sur un manquement précis et s’est fondée sur d’autres manquements pour dépouiller des centaines de médias de leur capacité à publier des informations, sous peine de sanctions allant jusqu’à un an de prison. Mais là n’est pas l’objet de cette contribution. 

La réglementation du secteur des médias est un exercice sensible, car elle peut vite aboutir à une ingérence injustifiée sur la liberté d’informer, une activité somme toute universelle. C’est pourquoi les États démocratiques prennent soin, au besoin, d’aménager un cadre adapté, dédié aux professionnels de l’information sans considérer comme une propriété concédée, ce droit naturel de tous les citoyens.

Les conventions internationales sur le sujet, auxquelles le Sénégal déclare avoir adhéré dans sa Constitution, enjoignent donc aux pays de ne pas établir de limitations indues à cette liberté. La philosophie standard des législations sur la presse correspond généralement à la recherche d’un équilibre : assurer que la liberté renforcée des journalistes s’accompagne d’une responsabilité devant la loi. 

Il s’agit de les inciter à déclarer leurs activités et propriétaires, permettre l’identification des personnes devant répondre en cas de dérive mais surtout, de leur faire bénéficier d’un régime approprié à l’activité journalistique professionnelle incluant, par exemple, la sauvegarde du secret des sources ou l’accès à toute information d’intérêt public. 

Motivées par « la nécessité de restructurer le secteur », dixit le ministre Alioune Sall, appuyées et aidées par une partie de l’establishment de la corporation, les autorités s’attellent non pas (seulement) à établir une cartographie des médias, objectif louable, mais à déterminer, de facto, sur des critères inadéquats, quel média devrait avoir le droit d’exister.

Et pourtant, la Déclaration de principes sur la liberté d’expression de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples conseille que les systèmes d’enregistrement des médias soient mis en place « à des fins exclusivement administratives » et n’imposent pas « des redevances excessives ou autres restrictions. » (Principe 12). Il en est de même pour la pratique du journalisme qui ne doit pas faire l’objet « de restrictions légales injustifiées » (Principe 19). 

Il peut être tentant de penser à l’article 11 de la Constitution (« Le régime de la presse est fixé par la loi. ») mais le débat récent sur l’amnistie permet de rappeler aisément que la loi ne peut aller au-delà des clous conventionnels.

Les limitations ou efforts de régulation doivent servir strictement des buts légitimes et bien définis, comme la prévention de la concentration des médias, son corollaire, la promotion de la pluralité (notamment dans le paysage audiovisuel classique où les fréquences ne sont pas illimitées), la lutte contre l’incitation à la haine, la prévention des atteintes à la dignité humaine, ou encore à l’ordre public. Ce dernier concept a été instrumentalisé sous le régime précédent, dans un discours vague sur des volontés de déstabilisation, pour censurer la couverture des manifestations politiques. 

Le code de la presse, bien que plébiscité par des acteurs souhaitant faire du domaine leur espace réservé, offre un terrain limité et des possibilités d’existence dépassées par l’évolution de la technologie et les opportunités offertes par le numérique.

En l’appliquant, l’État s’immisce dans la configuration interne de l’entreprise, aussi formelle soit-elle sur le plan administratif, et lui impose, sans offrir une variété de choix, de souscrire à des modèles figés pour son fonctionnement.

C’est ainsi qu’il est exigé une expérience professionnelle respective de 10 et 7 années au directeur de publication et au rédacteur en chef, et un effectif minimal de 3 employés. Aucun des pays voisins immédiats du Sénégal ne prévoit de dispositions similaires aussi restrictives. 

Plus significatif encore, la Cour de justice de la CEDEAO a déjà ordonné au Nigéria, en 2023, de modifier sa loi qui établissait un âge minimum de 25 ans pour être rédacteur en chef d’une publication ainsi que d’autres règles d’exercice de la fonction de journaliste comme l’appartenance à un média traditionnel. 

Cette décision, donnant raison à une plainte de deux journalistes locaux, a jugé impératif l’alignement de la législation nigériane sur la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples tout en s’inspirant, entre autres, du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (tous ratifiés par le Sénégal). 

Dans un formidable exposé, les juges de l’instance communautaire se sont attachés à démontrer comment la règlementation nigériane – vieille de 1992 mais plus souple que le code sénégalais de 2017 – n’était pas en phase avec « l’évolution rapide de la frontière numérique et le dynamisme des plateformes d’expression d’opinion ». « Cette évolution de l’espace médiatique justifie une reconceptualisation du journalisme, de sa pratique et de ses praticiens […]. Les paradigmes traditionnels de contrôle […] ne sont plus appropriés. », ajoute la Cour.

En effet, passées les questions légales, ces règles sénégalaises sont absolument préjudiciables à la liberté d’informer, à la corporation mais avant tout aux jeunes journalistes.

Il est étonnant qu’elles soient avalisées par un ministère qui, dans un autre département, celui du Numérique, promeut à juste titre l’entrepreneuriat, les capacités d’innovation des jeunes (souhaitant même l’ancrer dans le parcours éducatif) et « un destin porté par un écosystème jeune, dynamique et créatif » (discours sur le New Deal technologique). 

Autant le président Bassirou Diomaye promet de « promouvoir l’auto-emploi » dans son programme (« initiative Goungué »), Ces questions d’entreprenariat et d’auto-emploi des jeunes ont encore été rappelées lors du dernier Conseil des ministres du 30 avril 2025. 

Pour en revenir à l’engouement pour les jeunes dans la Tech du ministère, il aurait été salutaire si le ministère le mettait également à profit des organes de presse, où la transition générationnelle et un souffle neuf sont nécessaires. 

Au contraire, la capacité à apporter de nouvelles dynamiques est bridée et assumée, à rebours des tendances mondiales dans le domaine. La plateforme Substack doit en partie son succès fulgurant aux newsletters proposées par des journalistes indépendants, spécialisés et qui trouvent leur public sans avoir à passer par les médias traditionnels. Des journalistes indépendants ont remporté des Prix Pulitzer ou Albert-Londres pour des ouvrages d’une qualité journalistique rare. Il en est de même avec l’attrait du public pour les podcasts professionnels, cités en exemple par la Cour de justice de la CEDEAO. 

Faut-il mentionner l’exemple de la réinvention actuelle de plusieurs anciens employés du groupe Emedias, par opposition au destin de leur ex-groupe à l’échec spectaculaire ?

La démarche est ensuite un pied de nez aux écoles de journalisme qui se donnent pour mission de mettre sur le marché des produits formés, conscients de leur responsabilité et qui ont besoin de rester productifs dans un contexte de faibles opportunités d’emploi.

Sur une note plus personnelle, ma carte de presse a expiré ce 26 avril, le seul média pour lequel j’exerce ne répond pas aux critères, je suis exposé aux mêmes poursuites pour usurpation de la fonction de journaliste, un délit récemment inauguré par Serigne Saliou Gueye, Maty Sarr Niang & co, toujours selon le code de la presse. Une situation ubuesque qui ne sera certainement pas la seule s’il n’y a pas de remise en cause d’une action mal engagée.

Les solutions sont à portée de main pour renforcer le professionnalisme dans un secteur gangréné. Il faut d’abord que les autorités, comme la corporation abandonnent la vision selon laquelle le foisonnement des médias (en ligne) serait un frein à la qualité de la presse, alors même que le naufrage médiatique durant la séquence politique 2021-2024 ou les différentes alternances connues par notre pays prouvent le contraire.

Le point de départ est peut-être l’application d’un code de la presse trouvé sur place, mais il semble que la réforme des textes liberticides a été une priorité absolue pour le régime à son arrivée au pouvoir. 


En savoir plus sur LE DAKAROIS

Subscribe to get the latest posts sent to your email.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

En savoir plus sur LE DAKAROIS

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture

Quitter la version mobile