Les commémorations des trente ans du génocide des Tutsis commencent ce 7 avril au Rwanda. Trois décennies après l’horreur, les blessures invisibles restent présentes. Certaines se sont même transmises à la génération suivante. Entre parole et justice, soin et création artistique, RFI était en édition spéciale ce dimanche pour évoquer les voies empruntées par les Rwandais afin de refaire société. Une édition spéciale à réécouter dans cet article.
Mushubati, sur les hauteurs du lac Kivu au Rwanda. Léoncie est une rescapée de 65 ans. Elle s’interroge sur le silence. Son silence. Celui qu’elle a longtemps gardé auprès de ses enfants et petits-enfants. « Ce qui nous a poussé à ne pas raconter notre histoire à nos enfants, c’est parce qu’on était blessés par les traumatismes du génocide. Mais j’ai réalisé que nous, les plus âgés, on a échoué avec nos enfants, avec nos petits-enfants, on a échoué. » Léoncie fait partie des femmes, jeunes, rescapés ou non qui passent par la salle d’ateliers d’Émilienne Mukansoro, installée en bas de sa maison familiale. La psychothérapeute accompagne de nombreux groupes, notamment sur les questions de mémoire du génocide et de transmission entre générations.
Cette transmission reste difficile pour les générations qui ont vécu les massacres : beaucoup choisissent de se taire pour protéger les plus jeunes de la vérité. « On a choisi de se taire, raconte Émilienne Mukansoro, croyant que c’est une façon de protéger les enfants, les jeunes… mais le silence n’empêche pas la transmission. Le silence n’empêche pas que les jeunes absorbent des choses. » La vérité, selon la psychothérapeute, doit être racontée : « Les jeunes ont besoin de poser des questions à leurs aînés. Et les aînés ont le devoir de répondre, de ne pas les laisser dans quelque chose d’abstrait. Et je me dis que c’est de là que les jeunes tireront la force de continuer leur vie. »
Ces jeunes nés après le génocide représentent désormais près de 65% de la population. Ils brisent parfois le silence et cherchent à connaître leur passé, à l’écoute des conversations derrière les portes, les fenêtres, pour récolter des bribes de vérité sur l’histoire de leur famille.
Panser les blessures invisibles
Le deuil, trente ans après, reste parfois complexe. Car les corps des proches n’ont pas toujours été retrouvés. Les tueurs n’ont pas toujours dit où ils les avaient laissés. À 84 ans, Azela Nyirangirumwami habite désormais dans le village d’Otava, dans le district de Huye, dans l’une des quatre maisons construites par le gouvernement pour accueillir des rescapés âgés qui ont perdu toute leur famille. L’ignorance du lieu où ses proches sont morts reste omniprésente. « Je n’ai pas pu enterrer les miens, confie-t-elle, D’autres ont pu enterrer leurs proches, avoir des veillées, pas moi. Des membres de ma famille ont été jetés dans les rivières, on m’a dit que mon mari avait été tué à Kibuye, mon fils à Kibungo. Toujours, j’y pense, c’est douloureux, mais tout a une fin. »
Trente ans après le génocide, les blessures de la société rwandaise ne sont pas encore refermées. À Kigali, le révérend Antoine Rutayisire, pasteur à la retraite de l’Église anglicane, en témoigne. Lui-même est rescapé. « Le Rwanda donne une apparence de rétablissement. Il y a une guérison visible. Extérieurement, le pays s’est reconstruit très rapidement, mais les cœurs prennent plus de temps. Ça prend du temps de reconstruire la confiance entre les gens qui hier étaient meurtriers, les autres étaient victimes, ça prendra du temps, peut-être deux ou trois générations. Il y a encore des blessures cachées. »
Frank Kayitare, représentant de l’ONG Interpeace au Rwanda, partage son analyse : trente ans, à l’échelle des cœurs et de la santé mentale, c’est peu. « Si vous regardez comment le génocide a été commis… des voisins qui tuaient leurs voisins, des professeurs qui ont tué leurs élèves, des médecins qui ont tué leurs patients, il y a même eu des meurtres intra-familiaux. Donc guérir de ce genre de crimes n’est pas quelque chose qui peut se faire rapidement. »
Vivre ensemble à nouveau
Quelle piste pour soigner ces blessures ? « S’il s’agit d’un génocidaire ou de sa famille, explique Frank Kayitare, il faut d’abord traiter, extérioriser la honte, la peur, la culpabilité. Pour qu’ils puissent s’ouvrir aux rescapés. Les rescapés, eux, doivent faire face aux agresseurs, parler de ce qu’ils ressentent. Certains d’entre eux ont encore besoin de réponses parce qu’ils ne savent pas où leurs proches ont été enterrés. Ils doivent donc faire face aux bourreaux et leur poser des questions difficiles. »
Marie Claire Uwamahoro est la représentante de l’association Ibuka dans la zone de Tumba, là où exerçait le Docteur Sosthène Munyemana. Le gynécologue a été condamné à 24 ans de prison aux assises françaises pour son implication dans le génocide. La justice explique Mme Uwamahoro, est incontournable pour la reconstruction des victimes et du pays : « Nous avons suivi le procès mais de loin. Sa condamnation n’est pas à la hauteur des crimes qu’il a commis. Mais le fait qu’il ait été reconnu coupable, ça nous a rendu heureux.
« Personnellement, je crois qu’il aurait dû être condamné à la perpétuité pour ce qu’il nous a fait. Attendre aussi longtemps son arrestation, poursuit la représentante d’Ibuka, ça a été une forme de torture pour nous. Savoir qu’il a pu vivre librement toutes ces années, c’est de la torture. Mais finalement, il a été arrêté et jugé, donc je suis heureuse de cela. »
Le génocide de 1994 au Rwanda a ceci de particulier qu’il a été un génocide de proximité. De fait, il faut bien continuer à vivre dans les villages, sur les collines, les uns à côté des autres, quand les génocidaires condamnés sortent de prison et retournent dans leurs communautés. Comment vivre ensemble ? Comment aider les uns et les autres et rendre supportable cette situation ? Des ONG comme Interpeace ou comme l’association AMI (Association Modeste et Innocent) organisent par étapes des formes de sociothérapie, des groupes de parole, pour que victimes, bourreaux et familles engagent le dialogue.
Réécoutez notre édition spéciale présentée par Julien Coquelle-Roëhm, avec Assumpta Mugiraneza, co-fondatrice et directrice du centre Iriba, Eugène Rutembesa, psychologue clinicien et universitaire, Jean Hatzfeld, journaliste et écrivain, Paul Simon Handy, directeur du bureau régional Afrique de l’Est de l’Institut d’études de sécurité (ISS) et Christophe Boisbouvier, journaliste au service Afrique à RFI.