[Entretien] Babacar Fall : “Lorsqu’un parti se présente à deux élections successives et n’atteint pas 3%, il doit être dissous”

Dans son adresse à la Nation, le 4 avril, le Président de la République Bassirou Diomaye Faye a annoncé sa volonté de réformer le système électoral avec notamment le remplacement de la Commission Électorale Nationale Autonome (CENA) par une Commission électorale nationale indépendante (CENI). Il a également évoqué la rationalisation du nombre de partis politiques et leur financement. Babacar Fall, qui dirige le Groupe de Recherche et d’Appui conseil pour la Démocratie participative et la bonne gouvernance (GRADEC), livre à Seneweb sa pensée sur ses réformes annoncées et fait quelques propositions audacieuses. Entretien. 

Le Chef de l’Etat Bassirou Diomaye Faye a annoncé des réformes portant sur le système électoral notamment le remplacement de la CENA par une Commission Électorale Nationale Indépendante (CENI) avec un renforcement de ses moyens de fonctionnement et de ses prérogatives. Il souhaite aussi la rationalisation du nombre de partis politiques ainsi que leur financement et puis l’inscription sur le fichier électoral concomitamment à la délivrance de la pièce nationale d’identité. Quelle analyse faites-vous par rapport à ces réformes en vue ?

J’ai abordé ces questions dans mon ouvrage intitulé L’histoire politique et électorale du Sénégal de 1960 à 2020. Lorsque vous parcourez cet ouvrage sur la question du remplacement du CENA par une CENI, à la page 186, je posais déjà le débat sur le rapport CENA-CENI, quelle alternative pour le Sénégal. Il s’agit de deux organes qui, a bien des égards se ressemblent mais ont des différences au niveau de leur mission. Il y a plusieurs variables qui différencient ces structures.

Lesquelles ?

Dans le cas d’une CENI, on note qu’elle s’occupe de l’organisation et de la supervision de l’ensemble du processus électoral. S’agissant par contre de la CENA, elle ne s’occupe que du contrôle de la supervision du processus. Donc avec une CENI, il y a l’aspect de l’organisation. Elle intervient au départ avec l’inscription sur les listes électorales jusqu’à la proclamation des résultats. Elle inscrit les citoyens, produit les cartes d’identité, gère le fichier. En gros, elle s’occupe de l’organisation matérielle de l’élection et en assure la supervision.  Et ce qui est remarqué dans beaucoup de pays où la CENI existe, elle a même plusieurs variantes. Dans certains pays, elle est politisée avec une présence des partis politiques avec même voix délibératives. Ce qui a conduit parfois à des blocages dans ce pays. Dans d’autres, la CENI enregistre la présence des partis politiques, mais ils n’ont que le droit de regard sur la tenue de l’élection mais n’interviennent pas. Ils n’ont même pas le droit de vote au sein de l’organisation. Il y a aussi des cas où la CENI est dépolitisée, les partis ne sont donc pas représentés. Ce qui fait que cela mérite une profonde réflexion. Dans les pays où il y a une CENI comme Djibouti, le Togo, le Mali entre autres, il y a eu des difficultés qui ont surgit. Il est nécessaire de noter que lorsque la CENI organise, elle ne détient pas la force publique. Elle a donc nécessairement besoin du soutien et de l’appui au moins de l’administration territoriale. Ne serait-ce que les préfets, les gouverneurs, les forces de sécurité… 

“On peut renforcer les moyens humains et financiers de la CENA pour qu’elle puisse faire son travail de manière convenable”

Si l’administration refuse de jouer le jeu, cela peut créer des blocages. On en a eu au Mali en 2017. Au Sénégal, on a l’expérience d’une CENA qui n’organise pas. C’est le ministère de l’Intérieur qui organise à travers la Direction Générale des Elections (DGE). Et la CENA contrôle et supervise. C’est vrai qu’elle a des pouvoirs réels. Dans le code électoral, l’article L11 définit les pouvoirs dévolus à la CENA et ils sont nombreux. Le problème maintenant c’est un problème d’homme, de volonté d’appliquer les pouvoirs qui leur sont dévolus. La première fois que la CENA a essayé de les appliquer, elle a été virée. C’est lorsqu’elle a donné injonction à la DGE de remettre la fiche de parrainage au candidat Ousmane Sonko. Il y a donc de nombreuses variantes et je pense que c’est une question qui mérite d’être étudiée. C’est une bonne proposition sous la perspective de l’évolution de notre processus électoral mais comme le président l’a dit, il va convoquer des concertations entre les acteurs politiques et la société civile, et les gens pourront donc en discuter pour voir ce qui est le mieux pour notre pays. 

Est-ce qu’il faut aller carrément vers une CENI qui organise avec tout ce que cela pose comme problème et qui contrôle en même temps ? Ou est-ce qu’il faut maintenir le système actuel tout en renforçant les pouvoirs de la CENA ? Elle a déjà des pouvoirs, mais on peut toujours les élargir. On peut, par exemple, renforcer les moyens humains et financiers pour qu’elle puisse faire son travail de manière convenable.

“Il y a une tentative d’étranglement, de mise à mort de la CENA, depuis le régime du président Wade en passant par celui du président Sall”

Par rapport à la CENA, on évoque souvent la question de son indépendance…

La CENA est une structure autonome. Elle a une autonomie financière et son budget fait l’objet d’une inscription au niveau du budget de l’Etat. Ses membres sont nommés par le président de la République. Le problème qui se pose maintenant est qu’il y a une tentative d’étranglement, de mise à mort de la CENA, depuis le régime du président Wade en passant par celui du président Sall. Par exemple, la CENA avait un budget qui lui était alloué et qu’elle gérait directement. A un certain moment, ce budget a migré vers celui du ministère de l’Intérieur. Un ministère ne peut pas gérer le budget d’un organe qui est censé le contrôler. Par ailleurs, à plusieurs reprises, la CENA a avalé des couleuvres. Par moment, elle n’est pas associée à l’envoi du matériel électoral ou des documents électoraux. Quelques fois, elle n’est pas présente au moment de la distribution des cartes. Lorsque vous regardez les rapports de la CENA sur les élections législatives de 2017, il y a eu un certain nombre de griefs que la CENA reproche au ministère de l’Intérieur par rapport à certaines pratiques. La CENA elle-même fait l’objet de suspicions, de griefs. Les gens estimaient qu’elle n’accomplissait pas sa mission comme il se doit. La question du remplacement de ses membres a posé problème même si récemment le président Macky Sall avait renvoyé toute l’équipe et mis en place une nouvelle, tout le monde a déploré le procédé. On peut donc voir comment renforcer la CENA en augmentant son nombre mais aussi ses capacités financières.  

“Il faut rationaliser le nombre des partis politiques”

Un autre point évoqué par le président de la République, le financement des partis politiques.

Le Sénégal est l’un des rares pays de la sous-région ou il n’y a pas de législation sur les partis politiques. Depuis plus de trois décennies, cette question revient. Le président Diouf avait, à l’époque, tracé la voie et avait même commandité une étude sur le financement public des partis politiques avec le professeur El Hadj Mbodj. Depuis lors, beaucoup de personnes ont fait des propositions. Moi-même j’en ai parlé dans mon ouvrage. Je pense qu’il faut donc le faire, il faut aller vers ça et c’est heureux que le Président de la République en parle. Mais il faudra d’abord rationaliser le nombre des partis politiques. Vous conviendrez avec moi qu’avec 366 partis politiques, il va être difficile de mettre en place un financement public.

“Il faut revoir les conditions de création et de fonctionnement des partis politiques. Sur les 366 partis, à peine 70 ont une adresse réelle”

Comment rationaliser justement les partis politiques ?

Il y a une loi qui régit les partis politiques. C’est la loi de 1981 qui a été modifiée en 1992. Les conditions dans lesquelles les partis politiques se créent sont vraiment très faciles.  Il n’y a pas beaucoup de contrôle de la part de l’administration. Les partis ne respectent pas la loi en déposant leurs états financiers. Il faut donc, je pense, revoir les conditions de création et de fonctionnement des partis politiques. Sur les 366 partis, à peine 70 ont une adresse réelle. Lors de la révision constitutionnelle de 2016, il y avait un chapitre consacré aux partis politiques visant à redéfinir leur rôle. Je pense donc qu’il faut voir aujourd’hui les moyens qui pourront aller dans le sens de rationaliser les partis en les regroupant par exemple par famille idéologique ou par affinité de manière à avoir 10 à 15 partis. C’est assez raisonnable et permet de définir des critères de financement. Il y a des partis qui n’existent que sur le papier. Ils ne tiennent pas de congrès, n’ont pas d’existence sur le terrain. Si vous parlez de financement, tout le monde viendra tendre la main. On peut dire par exemple que lorsqu’un parti se présente à deux élections successives et n’atteint pas par exemple 3%, il est dissout. On a eu lors de la présidentielle des candidats qui se sont retrouvés avec moins de 1%. A partir de là, on peut dire qu’à la prochaine élection, seuls les partis qui ont eu 2% pourront participer et s’il ne dépasse pas les 2%, il est immédiatement dissous.

“Dans les démocraties avancées, le financement public des partis politiques existe. La subvention par exemple des candidats durant les élections existe avec ce que l’on appelle le plafonnement des dépenses de campagne”

Ce qui permettra de rationaliser en même temps le nombre de candidatures…

Ça va de pair. Il faut légiférer sur les partis, sur les candidatures même indépendantes. C’est bon que ces idées puissent revenir sur la table. Ça va faire l’objet de discussions parce que le président a parlé de concertations. Dans les démocraties avancées, le financement public des partis politiques existe. La subvention par exemple des candidats durant les élections existe avec ce que l’on appelle le plafonnement des dépenses de campagne. Et il y a une haute autorité chargée du traitement ou du contrôle des comptes de campagne comme en France par exemple. Même les donations que vous recevez, si elles dépassent 100 euros, elles doivent faire l’objet d’un chèque bancaire ou d’un virement postal. Et ici l’origine de l’argent que les partis dépensent durant la campagne est vraiment une nébuleuse.

Le président de la République a aussi proposé l’inscription sur le fichier électoral concomitamment à la délivrance de la pièce nationale d’identité. N’est-ce pas là une manière d’obliger des citoyens à être électeurs sans le vouloir ?

Lorsque, de façon automatique, on bascule de tous ceux qui ont 18 ans et qui détiennent la carte d’identité dans le fichier électoral, le problème que cela peut poser c’est que vous pouvez avoir un fichier électoral qui passera de 7 millions à 10 millions avec une non obligation de voter. Durant la dernière présidentielle, on a eu à peu près quatre millions de votants. Cela pourrait même fausser le jeu dans la détermination du taux de participation. Si vous avez 10 millions d’électeurs alors que c’est 5 millions qui votent, on dira que le taux de participation est faible parce que le vote n’est pas obligatoire. Cela peut aussi poser d’autres problèmes au plan technique. C’est la question relative à l’affectation de l’électeur dans une circonscription, dans un lieu et dans un bureau de vote. Si vous avez obtenu par exemple une carte d’identité à Saint-Louis ou à Diourbel et que l’on vous met dans le fichier électoral. Si vous déménagez à Dakar, cela peut poser problème. Dans le système actuel au moment de l’inscription sur les listes électorales, on vous demande votre lieu d’habitation sur la base d’un certificat de résidence et on regarde par exemple le lieu de vote qui polarise les quartiers autour. On vous domicilie dans un lieu de vote et on vous affecte dans un bureau de vote. Maintenant si la personne figure dans le fichier électoral dès qu’elle est en possession de la carte d’identité, il va falloir définir en même temps son lieu et bureau de vote. Ce sont des questions techniques qui peuvent par contre trouver solutions.

“Le bulletin unique doit être appliqué aujourd’hui au Sénégal”

Cette modification entraînera aussi une incidence financière au moment d’organiser une élection car les besoins en ressources humaines et en matériels vont aussi augmenter…

Absolument. Le nombre de bureaux va augmenter. Aujourd’hui on a 15 633 bureaux de vote. On va certainement passer à 18.000 ou 20.000. Mais l’autre problème que cela va poser, c’est la production des bulletins. Nous sommes dans le système du bulletin multiple. Et le code électoral prévoit l’impression pour chaque candidat d’un nombre de bulletins égal au nombre d’électeurs dans le fichier électoral majoré de 20%. Pour la présidentielle, on a imprimé 8 millions de bulletins pour chaque candidat. Si on se retrouve avec 10 millions, on risque de se retrouver à imprimer 10,2 millions de bulletins. 

Le débat sur le bulletin unique fera-t-elle donc son retour ?

Le bulletin unique est une recommandation très vieille. Le président n’en a certes pas parlé dans son discours, mais je pense que dans le cadre des concertations, cette question pourrait revenir. Depuis des années, on en parle. L’Etat a toujours freiné des quatre fers en estimant que le bulletin unique était plus cher que le bulletin multiple. Mais je pense que le bulletin unique doit être appliqué aujourd’hui au Sénégal. Les Sénégalais votent depuis 1848, ils savent donc voter. Il suffira juste, dans le cadre d’une campagne d’éducation civique et électorale, de montrer comment utiliser le bulletin unique pour éviter un taux de bulletins nul important.

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