A quelques mois d’une élection présidentielle – celle du 24 mars 2024 ne fait pas exception – la presse écrite, l’Internet, les radios et télévisions privées prennent goût, à l’instar de l’audiovisuel public, à l’inféodation à une chapelle, à un personnage, à une image ou à un slogan. Et les rédactions, démobilisées par le parti pris, oublient les cinq bonnes questions que les bons journalistes – en conformité avec la recommandation des auteurs, H. Schulte et P. Dufresne, de la Pratique du journalisme (Nouveaux Horizons, 1999) doivent se poser au sujet des prétendants à un mandat électif le plus couru : «Quel est leur passé ? Qu’ont-ils fait de bon dans leur vie publique et dans leur vie privée ? Que dit leur programme et cela est-il compatible avec leur passé ? Quel genre de comportement ont-ils ? Quelle est la philosophie de chacun ? Qui les soutient et pourquoi ?»
Devrions-nous demander à chacun des quotidiens sénégalais la revendication politique, économique, sociale ou culturelle (légitime) qui se cache derrière les titres ou inspire le traitement auquel est soumise l’information avant qu’elle ne soit portée à la connaissance du public ? Peut-être pas ! En tout cas, les titres laissent très rarement transparaître une éthique, une idéologie ou un mouvement d’idées. A la prétendue neutralité correspondent des lignes éditoriales insaisissables. La généralité (imprécise) n’est-elle pas le propre des informations générales ? Beaucoup moins foisonnante depuis 2012, la presse people fait, elle, le pari, peu flatteur, de «l’info sans infos». Mais on comprend encore moins les anciennes rédactions des gazettes people lorsqu’elles traitent avec légèreté de sujets aussi peu légers que les Finances publiques et tranchent le débat avant même de l’avoir suscité.
Le dérapage people se nourrit du dumping. On vend ! Les hebdos, plutôt rares, renvoient à un horizon dont les contours sont encore flous. Pour rappel, un hebdomadaire, au titre un peu trop sérieux aux yeux de son propriétaire, aurait changé de nom s’il n’y avait personne pour faire l’éloge des choses sérieuses au moment où la décision de travestir le journal avait été prise. Une idée reçue accrédite la thèse selon laquelle les Sénégalais préfèrent les titres qui vendent aux titres qui renseignent sur la propension d’un journal à protéger la société contre les assauts de l’Etat et du marché. Mais aucune étude sérieuse n’existe, qui conforte cette prénotion.
Les pères fondateurs du quotidien français Libération montrèrent à travers le choix d’un titre tout le respect que leur inspirait une certaine histoire de France. Les souscriptions des lecteurs, en faveur du journal en difficulté, montrent qu’il n’y a jamais eu de reniement absolu.
A la Une des journaux sénégalais, la photo recherchée et redondante d’un solvable suffit au déséquilibre et au marketing politique déloyal. La démocratie sort affaiblie de la saturation. En France, l’observatoire des médias Acrimed (Action-Critique-Médias) constatait il n’y a pas trop longtemps «une sur-représentation de deux personnalités omniprésentes : M. Sarkozy et Mme Royal» et faisait remarquer que sur «28 éditions, Nicolas Sarkozy est apparu 20 fois à la une du Monde et Ségolène Royal 10 fois». Chez nous, on se demande, depuis peu, à quoi sert encore le Comité pour le respect de l’éthique et de la déontologie (CRED) ou ce qu’il en reste. L’immobilisme est naturellement de mise lorsque le critique des médias et le conseiller en communication ne font plus qu’un.
L’analyse, qui éclaire les faits, a le même statut que les faits. Mais – nous rétorque-t-on souvent – la compétence fait cruellement défaut dans des médias conviés à démêler l’affairiste de l’homme politique. La sur-médiatisation d’un solvable est le fait de médias qui surestiment le pouvoir auquel on les identifie en participant au polissage d’une mauvaise image. Sur la bande FM, bon nombre de polisseurs ne refuseraient d’ailleurs pas les services d’un percussionniste. Mais il est peu probable qu’un virtuose sorti de l’école d’un tambour-major se prête au jeu de piètre qualité éthique et déontologique.
Dans son avis, daté du 5 juillet 2004, qui «couvre les deux premiers trimestres de l’année 2004 (janvier-juin 2004)», le défunt «Haut conseil de l’audiovisuel relève (…) pour le déplorer que la Radiodiffusion Télévision Sénégalaise (RTS) n’a pas souvent, durant la même période, offert aux formations politiques de l’opposition l’occasion de se prononcer avec sa programmation actuelle qui fait très largement place à des pages spéciales, à des reportages, publi-reportages et autres émissions favorables au courant majoritaire». Tout s’est aggravé depuis en dépit du fait « »qu’aux termes des articles 14 à 18 non abrogés de la loi n° 92-57 du 03/02/1992 la Radiodiffusion Télévision Sénégalaise à l’obligation » (…) d’organiser et de diffuser, au moins une fois par mois, une grande émission-débat portant sur un sujet d’actualité, et reflétant le pluralisme des opinions au Sénégal». La RTS ne respecte ni nos lois ni nos mœurs. L’alternance audiovisuelle est presque toujours un bide. Les radios privées, elles, se font remonter les bretelles lorsque la tentation du rétablissement d’un équilibre rompu ailleurs provoque un nouveau déséquilibre. De ce côté-là, «il serait temps, ainsi que le suggérait Pierre Bourdieu, que les journalistes apprennent à reconnaître qu’un propos peut être très important intellectuellement ou politiquement, lors même qu’il émane d’un simple citoyen inconnu ou isolé, ou, au contraire, tout à fait insignifiant, lors même qu’il émane d’un homme politique « important » ou d’un porte-parole autorisé d’un « collectif », ministère (…) ou Parti». Si, à titre d’exemple, les émissions politiques (comme «Objection» sur Sud FM, «Opinion» sur Walf FM et «Grand jury» sur la RFM) étaient de véritables espaces publics, leurs animateurs devraient en être les gardiens et non les juges.
L’incompétence des médias serait doublée d’une infamie médiatique si «les cœurs [des journalistes étaient] à gagner».. Déjà nombreux sont celles et ceux qui se demandent ce qu’il reste de l’indépendance d’un reporter qui voyage à bord des véhicules d’un politicien, se restaure aux frais d’un de ses lieutenants, enregistre tout juste l’élément qu’on lui demande de sauvegarder et empoche au passage quelques billets de banque. Ce n’est pas en achetant aujourd’hui les journalistes qu’on les extirpera, après les avoir ligotés, des griffes d’un élu prédateur. Il nous arriverait n’importe quoi si des voix, plus autorisées que la nôtre, ne s’élevaient pas maintenant pour sauver le métier de journaliste.
Déjà en proie au dépeçage annoncé par le nouveau régime pour cause d’impôts et de taxes impayés, la presse répond à sa propre crise par la journée sans presse, plutôt réussie, du mardi 13 août 2024, forçant le pouvoir politique à envisager un «dialogue rénové» pour un retour à la normale démocratique. Au même moment, bon nombre de citoyens, proches ou sympathisants du duo Diomaye-Sonko, encouragent les deux têtes de l’exécutif à ne rien céder pour punir une presse dont les griefs contre elle ne peuvent être compris que dans l’historicité supra de leur énumération.
A.A.DIOP