Le Sénégal est souvent cité en exemple pour la stabilité de son système politique en Afrique subsaharienne. Depuis les années 1960, le pays cultive une tradition de dialogue politique qui a permis de prévenir les coups d’État et d’assurer des transitions pacifiques au sommet de l’État. Mais cette culture du consensus, bien qu’ancrée dans l’histoire politique sénégalaise, montre aujourd’hui ses limites face aux exigences de transformation économique et sociale. C’est l’analyse qu’offre Dr Abdourahmane Ba, chercheur et spécialiste en gouvernance publique.
L’histoire du dialogue politique sénégalais remonte à la présidence de Léopold Sédar Senghor, qui considérait la discussion comme un antidote à la violence politique. Cette approche a structuré un modèle de régulation des tensions fondé sur la négociation entre les élites politiques. Selon Dr Ba, cette tradition a permis d’éviter les ruptures institutionnelles majeures et de renforcer la légitimité des mécanismes de concertation.
Cependant, il souligne que cette récurrence des dialogues n’a pas toujours débouché sur des réformes concrètes ni empêché les violences politiques. Les manifestations de 2012, 2021 et 2024, ayant causé plusieurs dizaines de morts, montrent les limites d’un modèle qui peine à prévenir les crises. La jeunesse, en particulier, perçoit ces processus comme inefficaces, voire manipulés.
Dr Ba propose une lecture renouvelée du dialogue politique à travers le prisme de la gouvernance hybride. Les politiques publiques ne se construisent plus exclusivement dans les sphères de l’État central. Elles émergent aussi des interactions avec des acteurs non étatiques : leaders religieux, notables coutumiers, syndicats, diasporas, organisations communautaires.
Or, les dialogues politiques au Sénégal restent principalement l’apanage des partis politiques et sont souvent pilotés de manière verticale par l’exécutif. Cette approche marginalise les dynamiques locales et freine l’implication citoyenne. « Une gouvernance efficace suppose une articulation claire entre leadership national et ancrage territorial », insiste Dr Ba.
Malgré quelques avancées ponctuelles – comme la réduction du mandat présidentiel en 2016 ou la restauration du poste de Premier ministre en 2021 – les dialogues n’ont pas réussi à transformer durablement les politiques sectorielles. Le chômage des jeunes, les inégalités régionales, la dépendance alimentaire et les retards dans la transition énergétique en sont les symptômes. Dr Ba critique le manque de dispositifs de mise en œuvre et de suivi. Le Dialogue national sur la justice de 2024, bien qu’ambitieux dans ses intentions, n’a débouché sur aucun plan opérationnel ni mécanisme d’évaluation.
Face à ces constats, Dr Abdourahmane Ba plaide pour une réforme structurelle du dialogue politique sénégalais, articulée autour de cinq transformations majeures :
Institutionnaliser le dialogue : Créer un Haut Conseil du Dialogue Politique et Institutionnel doté de compétences légales, d’une autonomie réelle et d’un mandat pérenne. Formaliser les engagements : Chaque dialogue doit se conclure par un plan d’action détaillé, avec des responsabilités assignées, des ressources mobilisées et des échéances précises. Assurer le suivi et l’évaluation : Mettre en place un mécanisme indépendant pour suivre la mise en œuvre, produire des rapports périodiques et garantir la transparence. Élargir la participation : Intégrer les femmes, les jeunes, les syndicats, les collectivités territoriales, le monde rural et la diaspora dans toutes les phases du processus. Renforcer la transparence : Rendre publics tous les documents, traduire les contenus en langues nationales, et les diffuser largement via une plateforme numérique dédiée.
Pour Dr Ba, les dialogues doivent évoluer vers des thématiques structurantes : éducation, souveraineté alimentaire, transition climatique, industrialisation, gouvernance foncière, numérisation. Leur efficacité repose sur une approche interdisciplinaire et sur l’implication des experts, chercheurs, statisticiens, économistes, juristes et praticiens.
Chaque processus de dialogue devrait s’appuyer sur une cellule technique capable d’analyser la pertinence des propositions, de simuler leur impact et d’anticiper les contraintes d’application. Une stratégie de communication rigoureuse permettrait de documenter les débats, d’en diffuser les conclusions et de restaurer la confiance entre l’État et les citoyens.
Dr Abdourahmane Ba conclut : « Le dialogue politique ne peut plus être un simple mécanisme de gestion conjoncturelle des crises électorales. Il doit devenir un outil stratégique d’élaboration, de mise en œuvre et d’évaluation des politiques publiques. » Pour lui, le Sénégal possède tous les atouts pour réussir cette transformation : une société civile dynamique, une jeunesse engagée, une expertise nationale de qualité et des institutions compétentes.
À condition d’en réformer le cadre, le contenu et les méthodes, le dialogue politique sénégalais peut devenir un véritable levier de transformation, de cohésion sociale et d’efficacité publique à long terme.