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Clientélisme partisan et crise de la gouvernance publique au Sénégal : le cas de la dîme salariale du PASTEF

L’instauration par le parti PASTEF d’une contribution salariale obligatoire de 10 % au profit de son organisation, imposée aux ministres et hauts fonctionnaires affiliés, soulève des interrogations fondamentales sur l’avenir de la neutralité administrative, la déontologie de la gouvernance publique et les mutations contemporaines du clientélisme en Afrique francophone. Si cette mesure est présentée comme un mécanisme vertueux d’auto-financement partisan, elle engage en réalité des implications profondes sur les plans institutionnel, juridique, éthique et politologique.

Le phénomène s’inscrit dans une logique typique de clientélisme politique, redéfini non comme un simple échange de faveurs électorales, mais comme un système organique d’obligations mutuelles entre un parti au pouvoir et les agents placés sous sa tutelle. La littérature sur le néo-patrimonialisme en Afrique subsaharienne, notamment les travaux de Bratton, van de Walle et Médard, permet de situer cette pratique comme un prolongement d’un État faiblement institutionnalisé, où l’accès aux ressources publiques reste conditionné par l’allégeance politique. Le prélèvement de 10 % sur les salaires publics introduit une logique de réciprocité financière qui structure le champ politico-administratif en réseau de dépendances.

D’un point de vue historique et comparatif, ce système renoue avec les pratiques du spoils system américain du XIXe siècle, dans lequel les fonctionnaires nommés par le parti au pouvoir versaient une partie de leur rémunération à l’appareil partisan. Cette méthode, abolie par la réforme de la fonction publique aux États-Unis en 1883 (Pendleton Act), fut condamnée comme une forme d’appropriation privative de l’État. La pratique du PASTEF, bien qu’inscrite dans un contexte démocratique pluraliste, en reproduit les dynamiques centrales : accès aux positions publiques par canal partisan, maintien en poste conditionné à la loyauté financière, et confusion des sphères publique et partisane.

L’examen éthique de cette pratique révèle une distorsion fondamentale du principe de probité administrative. En exigeant une redevance politique sur une rémunération publique, le dispositif alimente une tension entre la vocation universelle du service public et les exigences d’un militantisme de fidélité. La neutralité, la réserve et l’impartialité, principes cardinaux de l’éthique administrative dans les régimes républicains, se trouvent affaiblis par cette contractualisation implicite du lien hiérarchique, qui devient aussi financier. Ce brouillage ouvre la voie à des conflits d’intérêts structurels, notamment lorsque les décisions administratives touchent à la redistribution de ressources, aux recrutements ou à la passation de marchés.

Sur le plan juridique, la légalité formelle du dispositif peut être reconnue dans le cadre de la loi sénégalaise de 1981 sur les partis politiques, qui autorise le financement par cotisations des membres. Toutefois, cette légalité ne suffit pas à lui conférer une légitimité républicaine. Aucun texte ne définit les modalités encadrant les prélèvements internes, ni ne prévoit de plafonnement ou d’instances de contrôle indépendantes. Ce flou juridique génère une zone d’ambiguïté où le consentement des agents est difficilement vérifiable, et où la liberté d’adhésion se mue en obligation tactique pour la préservation de carrière.

Le statut général de la fonction publique, bien qu’octroyant une liberté d’opinion aux agents de l’État, impose aussi un devoir de neutralité et de service exclusif de l’intérêt général. En réalité, les postes dits « à la discrétion du gouvernement » sont devenus les vecteurs privilégiés de la politisation de l’administration. La contribution salariale obligatoire renforce cette politisation en rendant matériellement visibles les appartenances partisanes au sein même de l’appareil d’État. Elle introduit un critère financier dans le processus de sélection, de maintien ou de limogeage des hauts fonctionnaires et fragilise l’égalité d’accès et la transparence.

La pratique du PASTEF participe également d’une mutation de la gouvernance publique vers une logique de captation des ressources. Selon la théorie de la capture institutionnelle, un acteur politique structure les dispositifs publics pour servir ses intérêts propres, tout en respectant formellement le cadre légal. Le financement du parti par les appointements issus du budget de l’État incarne un tel phénomène : le parti ne détourne pas directement les fonds publics, mais les capte en instaurant une redevabilité financière à partir des ressources publiques salariales, ce qui brouille ainsi la finalité du service rendu.

À l’échelle internationale, les exemples sud-africains (EFF, ANC) et kényans montrent que la dîme partisane existe, mais qu’elle est de plus en plus encadrée et contestée. Là où les prélèvements restent symboliques et volontairement consentis, ils sont perçus comme légitimes. En revanche, dès que l’exigence devient systématique, proportionnelle au revenu et liée au maintien en poste, elle dérive vers une logique coercitive. L’absence de financement public régulier des partis politiques, comme au Sénégal, accentue cette dépendance aux contributions internes, mais ne peut justifier leur caractère obligatoire sans déroger aux normes démocratiques de séparation des pouvoirs.

Sur le plan de la gouvernance démocratique, la confusion entre administration et parti affaiblit la confiance des citoyens dans la neutralité de l’État. Le principe d’impartialité, qui fonde la légitimité des politiques publiques, est compromis lorsque les agents perçoivent leur fonction comme dépendante d’un flux financier vers le parti. Cette perception crée un déséquilibre dans la chaîne de responsabilité : l’agent n’est plus redevable uniquement devant la loi ou la hiérarchie administrative, mais aussi devant une organisation politique qui s’institutionnalise comme organe de redistribution parallèle.

Le risque systémique est celui d’une transformation de l’administration en bras armé du parti, sur le modèle des régimes de parti unique, où les nominations, les promotions et les décisions stratégiques dépendent de la proximité idéologique et financière avec l’appareil partisan. La contribution imposée de 10 % agit ici comme un filtre de loyauté, produit une auto-sélection des agents alignés et élimine progressivement toute forme de pluralisme institutionnel. Cette logique, si elle perdure, transforme la République en une démocratie de façade qui masque un parti-État.

La justification avancée – refus du financement illicite et volonté de transparence – ne résiste pas à l’analyse si la pratique s’opère en l’absence de contrôle externe et de traçabilité. Une transparence réelle supposerait que les montants collectés soient publiés, auditables, et leur usage traçable dans les comptes certifiés du parti. Sans ces garde-fous, le système contribue à opacifier la gestion des ressources partisanes tout en créant un précédent délétère pour la qualité de la démocratie sénégalaise.

Il est donc urgent de doter le Sénégal d’un cadre légal robuste sur le financement politique. Ce cadre devrait garantir un financement public minimal pour réduire la dépendance aux contributions internes, fixer des plafonds raisonnables, interdire les prélèvements obligatoires liés à l’exercice d’une fonction publique, et créer une autorité indépendante de contrôle. Sans cela, la tentation de monétiser les postes publics persistera, avec un impact durable sur l’équité et la performance institutionnelle.

Sur le plan théorique, cette situation confirme l’actualité du concept de « démocratie capturée », où la domination électorale ne débouche pas sur une consolidation de l’État de droit, mais sur une instrumentalisation des institutions à des fins partisanes. Ce type de régulation par le bas (via les membres du parti) plutôt que par le haut (via le droit et la Constitution) révèle un déplacement inquiétant du centre de gravité normatif, où la règle interne supplante la norme républicaine.

En conclusion, la contribution salariale obligatoire imposée par le PASTEF, bien que juridiquement admissible, constitue une rupture profonde avec les principes d’impartialité, de transparence et de mérite qui fondent toute administration républicaine. En transférant la logique de fidélité du champ électoral au champ administratif, elle alimente une dynamique de politisation structurelle, affaiblit la crédibilité de l’État et altère la confiance publique. Une réforme législative s’impose, non pour sanctionner un parti, mais pour préserver l’État contre les dérives partisanes, en consolidant une gouvernance fondée sur la compétence, l’équité et l’éthique.

Dr. Abdourahmane Ba
Expert en Développement International, Politiques Publiques, Management et Suivi et Evaluation


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